L’arrêt rendu le 19 octobre 2023[1] par la 2ème Chambre civile de la Cour de cassation a déjà fait l’objet de nombreux commentaires[2], et a entraîné de vives réactions des professionnels.
Pour rappel, l’arrêt commenté fait fi de la personnalité morale de la société de participations financières de professions libérales (SPFPL), en assimilant à un revenu d’activité non salariée les « bénéfices distribués » par sa filiale, la société d’exercice libéral (SEL) à la seule SPFPL. En d’autres termes, bien que les dividendes n’aient pas été distribués à la personne physique associée en haut du montage, ils sont taxés "comme si " le professionnel les avait perçus. Bien entendu, l’arrêt ne dit rien des conséquences de sa solution, et notamment : (i) quid de la double taxation lorsque le solde des dividendes restants pourra être distribué à la personne physique ? (ii) quid des deux régimes distincts prévus par l’article L. 131-6 III du code de la sécurité sociale (CSS) selon que le dividende distribué se situe en dessous ou au-dessus du seuil de 10 % du capital social de la société, additionné des primes d’émission et des comptes courants ?
Ce « frottement social » pour le moins inattendu, qui représente environ 34 % du montant distribué, anéantit la raison d’être des montages de type LBO/OBO, et pourrait donner un signal aux organismes sociaux leur permettant de redresser rétroactivement les charges sociales sur l’ensemble des dividendes distribués sur la période de prescription, et entraîner le dépôt de bilan à chaque fois que la SPFPL s’est endettée pour procéder à l’acquisition des parts ou actions de sa filiale. Comment en effet répondre aux obligations résultant de l’emprunt avec un dividende réduit d’un tiers ?
Après la commotion provoquée le 15 décembre 2022 par le changement de la doctrine fiscale relative à la rémunération des associés de SEL[3], les professionnels libéraux doivent encore affronter l’assaut des organismes sociaux (en l’espèce la caisse de retraite des chirurgiens-dentistes) qui cherchent à nouveau à déstabiliser les montages employés par les libéraux, alors que ces montages ne posent aucun problème dans le monde commercial, industriel, artisanal et agricole. On doit comprendre que ces caisses de retraite vivent avec le regret de la lointaine époque où les libéraux étaient obligatoirement des individuels BNC, soumis au régime recette dépense, sans la moindre possibilité d’organisation de l’entreprise libérale, ni de la distribution de la valeur ajoutée qu’elle produit. Depuis la loi du 31 décembre 1990, les libéraux se sont légitimement emparés de l’outil sociétaire mis à leur disposition, et cela ne devrait pas pouvoir leur être reproché, ni constituer un abus de droit.
Certains commentateurs évoquent en effet la faute du malheureux dentiste concerné par cette espèce, lequel ne se serait versé aucune rémunération, de sorte que la distribution de dividendes serait abusive. Mais s’il vaut mieux éviter les montages excessifs, il n’existe néanmoins aucun texte qui définit la juste proportion entre rémunération et dividendes, ou qui oblige un dirigeant de société, fut-il libéral, à se verser une rémunération. Et si les dividendes restent bloqués dans la SPFPL, comment peuvent-ils être qualifiés de revenus, dès lors que l’activité des SPFPL est strictement limitée à la seule détention des titres de la filiale, et qu’il n’existe aucune possibilité d’utiliser sa trésorerie. Le dividende versé à la SPFPL n’est en rien un revenu qui serait dissimulé à l’intérieur de la holding : ce sont des fonds en attente de distribution, ou qui ont servi à payer l’emprunt.
On ne comprend pas non plus les commentaires qui considèrent que le montage « devait permettre de soustraire à l’assujettissement des cotisations retraite la plus grande partie des revenus du travail, puisqu’une part importante des bénéfices réalisés par la SEL remontait par voie de distribution dans la holding financière[4] … », puisque la distribution des dividendes à la SPFPL ne peut en aucun cas remplacer le revenu versé aux professionnels : les fonds sont bloqués dans la SPFPL et, si le libéral veut les appréhender, il doit décider une seconde distribution par la SPFPL, cette fois à lui-même. Dans ce cas, les dividendes sont évidemment assujettis au régime social TNS.
On sait en effet que depuis la loi du 17 décembre 2008[5], l’article L. 131-6 III CSS assimile la quote-part des dividendes, au-delà des 10% précités, à un revenu d’activité et non à un revenu du capital. On peut se demander le pourquoi d’une telle disposition, venue entériner une jurisprudence issue des demandes de certaines caisses de retraite des libéraux, déjà à l’époque. Car de ce point de vue, rien ne distingue le libéral du commerçant, président de sa SASU, rémunéré en salaires, et percevant des dividendes soumis à la seule CSG RDS. Ce régime déjà ancien est donc une forme de discrimination à l’égard d’un certain nombre de chefs d’entreprise de droit commun. Mais la 2e chambre civile de la Cour de cassation pousse le bouchon beaucoup plus loin, puisqu’elle considère comme des revenus perçus par le libéral, ceux qui n’ont été distribués qu’à la SPFPL de ce dernier.
Contrairement à ce qui est évoqué dans certains commentaires[6], cette décision ne s’inscrit pas dans la ligne d’une jurisprudence constante de la 2e chambre civile. Dans son arrêt du 15 mai 2008[7], rendu déjà à l’époque au bénéfice de la caisse de retraite des chirurgiens-dentistes, la haute cour jugeait que « les bénéfices de la société qui ont été distribuée à Monsieur X et qui constituaient le produit de son activité professionnelle de chirurgien-dentiste devait entrer dans l’assiette des cotisations litigieuses. ». Il s’agissait des prémices de la loi du 17 décembre 2008 précitée, mais la solution du 19 octobre 2023 ne figurait pas en germe dans cette décision car il n’y avait dans cette espèce aucune société interposée. Dans son arrêt du 22 septembre 2022[8], il s’agissait d’assimiler, dans l’assiette des revenus du professionnel concerné (avocat associé dans un cabinet international) des revenus d’origine britannique. Aucune structure interposée ici non plus.
La solution est par conséquent tout à fait innovante : la Cour de cassation a inventé la personnalité morale translucide, en affirmant hardiment que « il importe peu qu'au regard de la réglementation applicable, la [SPFPL] soit dotée d'une personnalité morale distincte et soit soumise à l'impôt sur les sociétés et non à l'impôt sur les revenus ». Peu importe donc que par définition, du point de vue légal, les SPFPL aient « pour objet la détention de parts ou d'actions de sociétés d'exercice » (article 110 de l’ordonnance du 8 février 2023[9]). La Haute juridiction ne voit au travers la SPFPL que le seul associé professionnel exerçant, à l’instar d’un « bénéficiaire effectif » de l’ensemble des produits de l’activité professionnelle.
Alors que l’entrepreneur individuel est de jure doté depuis la loi du 14 février 2022[10] d’un patrimoine professionnel d’affectation distinct de son patrimoine personnel, l’associé d’une SEL est confondu avec la personne morale soumise à l’IS qu’est sa SPFPL interposée.
Il convient que les pouvoirs publics mettent de l’ordre rapidement dans cette situation qui affole les professionnels. A ce jour, un espoir repose sur l’amendement n°3313 déposé le 25 octobre 2023 par le Gouvernement au PLFSS 2024, qui propose de modifier l’article L. 136-3 du CSS, de sorte que les dividendes qui ne seraient pas perçus directement par le travailleur indépendant échapperaient à l’assiette des cotisations sociales. Mais est-ce assez clair pour la Cour de cassation ?
[1] Cass. Civ. 2ème, 19/10/2023, n°21-20.366
[2] Cf. notamment B. Saintourens : « les bénéfices de la SELAS distribués à la holding financière détentrice de son capital social entrent dans l'assiette des cotisations de sécurité sociale » Lexbase Affaires n° 774 du 9 novembre 2023
[3] « Rémunération des associés de SEL : un régime strict, discriminatoire, et des incertitudes nombreuses », Ph. Touzet, Dalloz Actualités 27 nov. 2023
[4] B.Saintourens, article précité
[5] Loi n°2008-1330 du 17 décembre 2008 de financement de la sécurité sociale pour 2009
[6] Solution Notaire Hebdo 9 nov. 2023 : « Quel régime social pour les dividendes perçus par un indépendant via une société interposée ?
[7] Cass. Civ. 2ème 15 mai 2008, n° 06-21 741 publié au bulletin cité par Solution Notaire Hebdo
[8] Cass. Civ. 2ème 22 septembre 2022, n° 20-10 733 cité par Solution Notaire Hebdo
[9] Ordonnance n° 2023-77 du 08/02/2023 relative à l'exercice en société des professions libérales réglementées
[10] Loi n° 2022-172 du 14/02/2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante
Pour rappel, l’arrêt commenté fait fi de la personnalité morale de la société de participations financières de professions libérales (SPFPL), en assimilant à un revenu d’activité non salariée les « bénéfices distribués » par sa filiale, la société d’exercice libéral (SEL) à la seule SPFPL. En d’autres termes, bien que les dividendes n’aient pas été distribués à la personne physique associée en haut du montage, ils sont taxés "comme si " le professionnel les avait perçus. Bien entendu, l’arrêt ne dit rien des conséquences de sa solution, et notamment : (i) quid de la double taxation lorsque le solde des dividendes restants pourra être distribué à la personne physique ? (ii) quid des deux régimes distincts prévus par l’article L. 131-6 III du code de la sécurité sociale (CSS) selon que le dividende distribué se situe en dessous ou au-dessus du seuil de 10 % du capital social de la société, additionné des primes d’émission et des comptes courants ?
Ce « frottement social » pour le moins inattendu, qui représente environ 34 % du montant distribué, anéantit la raison d’être des montages de type LBO/OBO, et pourrait donner un signal aux organismes sociaux leur permettant de redresser rétroactivement les charges sociales sur l’ensemble des dividendes distribués sur la période de prescription, et entraîner le dépôt de bilan à chaque fois que la SPFPL s’est endettée pour procéder à l’acquisition des parts ou actions de sa filiale. Comment en effet répondre aux obligations résultant de l’emprunt avec un dividende réduit d’un tiers ?
Après la commotion provoquée le 15 décembre 2022 par le changement de la doctrine fiscale relative à la rémunération des associés de SEL[3], les professionnels libéraux doivent encore affronter l’assaut des organismes sociaux (en l’espèce la caisse de retraite des chirurgiens-dentistes) qui cherchent à nouveau à déstabiliser les montages employés par les libéraux, alors que ces montages ne posent aucun problème dans le monde commercial, industriel, artisanal et agricole. On doit comprendre que ces caisses de retraite vivent avec le regret de la lointaine époque où les libéraux étaient obligatoirement des individuels BNC, soumis au régime recette dépense, sans la moindre possibilité d’organisation de l’entreprise libérale, ni de la distribution de la valeur ajoutée qu’elle produit. Depuis la loi du 31 décembre 1990, les libéraux se sont légitimement emparés de l’outil sociétaire mis à leur disposition, et cela ne devrait pas pouvoir leur être reproché, ni constituer un abus de droit.
Certains commentateurs évoquent en effet la faute du malheureux dentiste concerné par cette espèce, lequel ne se serait versé aucune rémunération, de sorte que la distribution de dividendes serait abusive. Mais s’il vaut mieux éviter les montages excessifs, il n’existe néanmoins aucun texte qui définit la juste proportion entre rémunération et dividendes, ou qui oblige un dirigeant de société, fut-il libéral, à se verser une rémunération. Et si les dividendes restent bloqués dans la SPFPL, comment peuvent-ils être qualifiés de revenus, dès lors que l’activité des SPFPL est strictement limitée à la seule détention des titres de la filiale, et qu’il n’existe aucune possibilité d’utiliser sa trésorerie. Le dividende versé à la SPFPL n’est en rien un revenu qui serait dissimulé à l’intérieur de la holding : ce sont des fonds en attente de distribution, ou qui ont servi à payer l’emprunt.
On ne comprend pas non plus les commentaires qui considèrent que le montage « devait permettre de soustraire à l’assujettissement des cotisations retraite la plus grande partie des revenus du travail, puisqu’une part importante des bénéfices réalisés par la SEL remontait par voie de distribution dans la holding financière[4] … », puisque la distribution des dividendes à la SPFPL ne peut en aucun cas remplacer le revenu versé aux professionnels : les fonds sont bloqués dans la SPFPL et, si le libéral veut les appréhender, il doit décider une seconde distribution par la SPFPL, cette fois à lui-même. Dans ce cas, les dividendes sont évidemment assujettis au régime social TNS.
On sait en effet que depuis la loi du 17 décembre 2008[5], l’article L. 131-6 III CSS assimile la quote-part des dividendes, au-delà des 10% précités, à un revenu d’activité et non à un revenu du capital. On peut se demander le pourquoi d’une telle disposition, venue entériner une jurisprudence issue des demandes de certaines caisses de retraite des libéraux, déjà à l’époque. Car de ce point de vue, rien ne distingue le libéral du commerçant, président de sa SASU, rémunéré en salaires, et percevant des dividendes soumis à la seule CSG RDS. Ce régime déjà ancien est donc une forme de discrimination à l’égard d’un certain nombre de chefs d’entreprise de droit commun. Mais la 2e chambre civile de la Cour de cassation pousse le bouchon beaucoup plus loin, puisqu’elle considère comme des revenus perçus par le libéral, ceux qui n’ont été distribués qu’à la SPFPL de ce dernier.
Contrairement à ce qui est évoqué dans certains commentaires[6], cette décision ne s’inscrit pas dans la ligne d’une jurisprudence constante de la 2e chambre civile. Dans son arrêt du 15 mai 2008[7], rendu déjà à l’époque au bénéfice de la caisse de retraite des chirurgiens-dentistes, la haute cour jugeait que « les bénéfices de la société qui ont été distribuée à Monsieur X et qui constituaient le produit de son activité professionnelle de chirurgien-dentiste devait entrer dans l’assiette des cotisations litigieuses. ». Il s’agissait des prémices de la loi du 17 décembre 2008 précitée, mais la solution du 19 octobre 2023 ne figurait pas en germe dans cette décision car il n’y avait dans cette espèce aucune société interposée. Dans son arrêt du 22 septembre 2022[8], il s’agissait d’assimiler, dans l’assiette des revenus du professionnel concerné (avocat associé dans un cabinet international) des revenus d’origine britannique. Aucune structure interposée ici non plus.
La solution est par conséquent tout à fait innovante : la Cour de cassation a inventé la personnalité morale translucide, en affirmant hardiment que « il importe peu qu'au regard de la réglementation applicable, la [SPFPL] soit dotée d'une personnalité morale distincte et soit soumise à l'impôt sur les sociétés et non à l'impôt sur les revenus ». Peu importe donc que par définition, du point de vue légal, les SPFPL aient « pour objet la détention de parts ou d'actions de sociétés d'exercice » (article 110 de l’ordonnance du 8 février 2023[9]). La Haute juridiction ne voit au travers la SPFPL que le seul associé professionnel exerçant, à l’instar d’un « bénéficiaire effectif » de l’ensemble des produits de l’activité professionnelle.
Alors que l’entrepreneur individuel est de jure doté depuis la loi du 14 février 2022[10] d’un patrimoine professionnel d’affectation distinct de son patrimoine personnel, l’associé d’une SEL est confondu avec la personne morale soumise à l’IS qu’est sa SPFPL interposée.
Il convient que les pouvoirs publics mettent de l’ordre rapidement dans cette situation qui affole les professionnels. A ce jour, un espoir repose sur l’amendement n°3313 déposé le 25 octobre 2023 par le Gouvernement au PLFSS 2024, qui propose de modifier l’article L. 136-3 du CSS, de sorte que les dividendes qui ne seraient pas perçus directement par le travailleur indépendant échapperaient à l’assiette des cotisations sociales. Mais est-ce assez clair pour la Cour de cassation ?
[1] Cass. Civ. 2ème, 19/10/2023, n°21-20.366
[2] Cf. notamment B. Saintourens : « les bénéfices de la SELAS distribués à la holding financière détentrice de son capital social entrent dans l'assiette des cotisations de sécurité sociale » Lexbase Affaires n° 774 du 9 novembre 2023
[3] « Rémunération des associés de SEL : un régime strict, discriminatoire, et des incertitudes nombreuses », Ph. Touzet, Dalloz Actualités 27 nov. 2023
[4] B.Saintourens, article précité
[5] Loi n°2008-1330 du 17 décembre 2008 de financement de la sécurité sociale pour 2009
[6] Solution Notaire Hebdo 9 nov. 2023 : « Quel régime social pour les dividendes perçus par un indépendant via une société interposée ?
[7] Cass. Civ. 2ème 15 mai 2008, n° 06-21 741 publié au bulletin cité par Solution Notaire Hebdo
[8] Cass. Civ. 2ème 22 septembre 2022, n° 20-10 733 cité par Solution Notaire Hebdo
[9] Ordonnance n° 2023-77 du 08/02/2023 relative à l'exercice en société des professions libérales réglementées
[10] Loi n° 2022-172 du 14/02/2022 en faveur de l’activité professionnelle indépendante