Il est loin le temps où l’avocat s’installait, dans la solitude de son domicile, en bail mixte, attendant que le téléphone sonne, sans avoir à réaliser d’autres investissements que l’achat de quelques ouvrages juridiques, pour pratiquer une activité exclusivement judiciaire protégée par un monopole.
Aujourd’hui, assimilées de plus en plus à des entreprises de droit commun, à de nombreux niveaux, les structures professionnelles que sont devenues les cabinets d’avocats doivent réaliser des investissements afin de former et d’organiser leurs équipes, de développer et entretenir leur clientèle, de répondre à la concurrence des autres professions, notamment non réglementées, de développer des outils numériques, de communiquer de façon efficace, notamment sur le net, de gérer leurs relations presse et leur community management, d’assurer une gestion efficace d’entreprise, qui doit maintenir une certaine rentabilité, gérer le partnership et la gouvernance, au besoin avec un office manager, de s’entourer elles-mêmes de conseils, de réfléchir à leur stratégie, en matière de pluridisciplinarité, de pluriprofessionnalité, d’activités commerciales dérogatoires, etc.
Il peut toujours arriver, cependant, qu’un client décide de changer de conseil. La décision peut être due à un changement d’actionnaire de référence, à une réorganisation, à la volonté paradoxale d’éviter que le cabinet de l’avocat acquière une certaine dépendance à la clientèle en question, ou encore tout simplement à une décision arbitraire du client, qui est libre de cette décision, et n’a pas besoin de former le moindre reproche à l’avocat quitté, pour confier ses dossiers à un autre cabinet.
L’étude des rares décisions rendues en la matière montre que, parfois, la décision du client est très brutale, ne laissant quasiment aucun délai au cabinet pour se réorganiser. C’est le cas de l’espèce commentée, dans laquelle, pourtant, le cabinet est débouté de toutes ses demandes.
La décision de changer d’avocat est en effet un droit absolu du client, au titre du principe du libre choix, posé par la première chambre civile de la Cour de cassation dans son arrêt Woessner Sigrand du 7 novembre 2000 (Civ. 1re, 7 nov. 2000, n° 98-17.731 P, D. 2001. 2400, et les obs. , note Y. Auguet ; ibid. 2295, chron. Y. Serra ; ibid. 3081, obs. J. Penneau ; ibid. 2002. 930, obs. O. Tournafond ; RDSS 2001. 317, note G. Mémeteau ; RTD civ. 2001. 130, obs. J. Mestre et B. Fages ; ibid. 167, obs. T. Revet )
Il est cependant évident que la perte brutale d’un client, dans le contexte économique qui vient d’être évoqué, peut entraîner, comme pour toute entreprise, des difficultés considérables à la mesure du caractère plus ou moins prépondérant du chiffre d’affaires réalisé avec ce client, et des éventuels investissements réalisés pour satisfaire ses besoins.
Mais la jurisprudence refuse, de façon constante, d‘accorder aux avocats la protection conférée par les dispositions de l’article L. 442-1, II (anc. art. L. 442-6, I, 5°) du code de commerce en matière de rupture brutale d’une relation commerciale établie. Ces professionnels peuvent néanmoins rechercher la réparation du préjudice causé par la rupture sur le fondement civil de la révocation abusive du mandat. Mais la porte est particulièrement étroite et l’espèce commentée en est une bonne illustration.
La rupture sans préavis d’une relation de six années n’est pas abusive
Cette affaire avait pour objet la rupture de la relation entre un avocat et une banque qui, à partir de 2009, lui avait confié le contentieux sériel dit « Apollonia », du nom d’un célèbre scandale immobilier révélé en 2009. Le chiffre d’affaires, au départ situé entre 400 000 et 500 000 € HT annuellement, était en réduction progressive depuis 2012, pour atteindre en 2014 un peu plus de 250 000 €, représentant approximativement le quart du chiffre d’affaires global de ce cabinet.
En 2015, la banque notifiait à l’avocat sa décision de mettre fin à la relation concernant les dossiers « Apollonia », arguant d’une réorganisation interne due à la fusion-absorption de la banque par une autre société de crédit, sans le moindre préavis, de sorte que l’avocat assignait la banque pour voir indemniser la brutalité de la rupture.
Devant la cour d’appel de Paris, il invoquait à titre principal les dispositions du code civil relatives au contrat et notamment au mandat (C. civ., art. 1134 anc. et 2004), soutenant « que son mandant devait respecter un préavis suffisamment long pour lui permettre de prendre toutes ses dispositions au regard des graves difficultés financières et morales nécessairement encourues et engendrées par la perte d’un très important chiffre d’affaires ».
À titre subsidiaire, il invoquait également les dispositions de l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce (désormais art. L. 442-1, II).
La cour d’appel (Paris, 27 févr. 2020, n° 17/19000) le déboutait successivement sur les deux fondements et la Cour de cassation, saisie uniquement du fondement contractuel, vient de rejeter le pourvoi par son arrêt du 10 novembre 2021.
Le refus d’appliquer l’article L. 442-1 du code de commerce à la rupture brutale des relations de l’avocat avec son client
Sur le fondement délictuel, la cour d’appel de Paris a considéré que, « selon l’article 111 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, la profession d’avocat est incompatible avec toutes les activités de caractère commercial, qu’elles soient exercées directement ou par personne interposée », ce dont elle déduit que l’article L. 442-6, I, 5°, n’est pas applicable à la relation entre l’avocat et son client.
Cette décision s’inscrit dans un courant jurisprudentiel qui refuse habituellement de considérer qu’un avocat peut entretenir une relation commerciale avec ses clients, au nom du principe d’incompatibilité de la profession avec toute activité commerciale.
La Cour de cassation retient que, « selon l’article 111 du décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, la profession d’avocat est incompatible avec toutes les activités de caractère commercial, qu’elles soient exercées directement ou par personne interposée », de sorte « que les textes organisant la profession d’avocat excluent expressément que l’avocat puisse exercer une activité s’apparentant à une activité commerciale » (Com. 24 nov. 2015, n° 14-22.578, Dalloz actualité, 12 janv. 2016, obs. A. Portmann ; D. 2016. 462 , note C. Mouly-Guillemaud ).
Tout récemment, la cour d’appel de Paris a rendu une décision annulant des dispositions du règlement intérieur du barreau de Paris, portant sur la réglementation du mandat d’agent sportif de l’avocat, en se fondant également sur cette incompatibilité (Paris, 14 oct. 2021, n° 20/11621, v. notre comm. au Dalloz actualité, 7 nov. 2021).
Les dernières réformes, notamment celles introduites par la loi Croissance du 6 août 2015 et ses décrets d’application, ne modifient pas l’appréciation des juridictions, alors que le statut de l’avocat s’est sans cesse rapproché du droit commun : sollicitation personnalisée, exercice de la profession via les sociétés commerciales de droit commun, possibilité de pratiquer des activités commerciales accessoires (art. 111 mod.), dérégulation partielle en matière de détention du capital et de gouvernance, SPE, etc.
Cette stricte position est transverse à toutes les professions civiles réglementées. Les médecins (Com. 23 oct. 2007, n° 06-16.774, Dalloz actualité, 5 nov. 2007, obs. E. Chevrier ; D. 2007. 2805, obs. E. Chevrier ; RTD civ. 2008. 105, obs. B. Fages ), les notaires (Com. 20 janv. 2009, n° 07-17.556, Dalloz actualité, 30 janv. 2009, obs. E. Chevrier ; D. 2009. 369, obs. E. Chevrier ) ou encore les conseils en propriété intellectuelle (CPI) (Com. 3 avr. 2013, n° 12-17.905, Dalloz actualité, 19 avr. 2009, obs. E. Chevrier ; D. 2013. 992, obs. E. Chevrier ), dont la réglementation professionnelle prévoit une exclusion identique, ne peuvent donc pas invoquer les dispositions du code de commerce lorsqu’ils subissent la rupture brutale d’une relation établie de longue date avec l’un de leurs clients. La cour d’appel de Paris (Paris, 4 mars 2020, n° 18/15532) a récemment refusé l’application des dispositions de l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce au bénéfice d’une société de CPI, qui soutenait une argumentation fort intéressante, selon laquelle (i) les dispositions de ce texte n’énoncent aucune exigence en ce qui concerne la qualité de la victime et (ii) la relation commerciale au sens dudit texte peut comprendre, de façon extensive, des relations professionnelles de nature civile.
En premier lieu, en effet, la notion de « relation commerciale » à laquelle se réfère l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce diffère sensiblement, selon nous, de la notion d’« activité commerciale » employée par l’article 111 du décret de 1991. La seconde renvoie à la définition donnée par l’article L. 121-1 du code de commerce qui dispose que « sont commerçants ceux qui exercent des actes de commerce et en font leur profession habituelle », alors que la première, en revanche, renvoie à toute relation significative, régulière et stable entre deux professionnels exerçant des activités de production, de distribution ou de services.
C’est précisément sur la base de cette distinction que la Cour de cassation a pu juger que « toute relation commerciale établie, qu’elle porte sur la fourniture d’un produit ou d’une prestation de service, entre dans le champ d’application de l’article L. 442-6, 1, 5°, du code de commerce » (Com. 16 déc. 2008, n° 07-18.050, Dalloz actualité, 9 janv. 2009, obs. E. Chevrier ; D. 2009. 164, obs. E. Chevrier ; ibid. 2888, obs. D. Ferrier ) et, d’autre part, que « l’article L. 442-6, I, 5°, du code de commerce […] peut être mis en œuvre quel que soit le statut juridique de la victime du comportement incriminé » (Com. 6 févr. 2007, n° 03-20.463, Dalloz actualité, 5 mars 2007, obs. E. Chevrier ; D. 2007. 1317, obs. E. Chevrier , note A. Cathiard ; RTD civ. 2007. 343, obs. J. Mestre et B. Fages ; RTD com. 2007. 558, obs. L. Grosclaude ).
Il importe de souligner que ces deux arrêts concernaient justement des victimes non commerçantes : un cabinet d’architectes, pour la première espèce, et une association régie par la loi de 1901, pour la seconde. Il semble donc qu’il y ait, dans cette jurisprudence, deux poids deux mesures.
En second lieu, cette exclusion nous paraît également incompatible avec la récente admission par la Cour de cassation de l’applicabilité aux avocats de l’article L. 441-10 du code de commerce (anc. L. 441-6), qui impose à tout professionnel en situation de retard de paiement de rembourser le créancier des frais de recouvrement qu’il a exposés. En effet, selon la Cour de cassation (Civ. 2e, 3 mai 2018, n° 17-11.926, Dalloz actualité, 18 mai 2018, obs. G. Deharo ; D. 2018. 1020 ; ibid. 2019. 91, obs. T. Wickers ) cette disposition s’applique à l’avocat en tant que « créancier prestataire de services ».
Or tant l’article L. 442-1 que l’article L. 441-10 appartiennent au titre IV du code de commerce intitulé « De la transparence, des pratiques restrictives de concurrence et d’autres pratiques prohibées ». Dans la mesure où il s’agit d’un ensemble de dispositions d’ordre public ayant pour objet de sanctionner différents comportements abusifs sur le marché, ne serait-il pas logique d’unifier leur régime d’application ?
La question de l’abus de droit dans la révocation du mandat civil
Dans l’espèce commentée, la cour d’appel a estimé que le contentieux sériel relatif à l’affaire Apollonia « n’était ni stable ni destiné à perdurer dans le temps » ce que l’avocat ne pouvait pas ignorer, d’autant que le nombre de dossiers – et le chiffre d’affaires correspondant – était en baisse progressive depuis plusieurs années.
Il est tout de même fait peu de cas du chiffre d’affaires résiduel de la dernière année, qui est resté significatif, et de l’absence totale de préavis, ces questions étant soldées en raison du « caractère intuitu personae de la relation de l’avocat avec son client » et du fait que « la rupture était liée à une réorganisation et à un regroupement du contentieux ». Sans doute faut-il noter également que, selon l’arrêt, l’avocat n’aurait pas été capable d’apporter la preuve du préjudice qu’il alléguait.
La Cour de cassation, saisie par l’avocat d’un pourvoi limité à l’application du droit commun de la responsabilité contractuelle (avec abandon, donc, du moyen tiré des dispositions du code de commerce) a repris la motivation de la cour d’appel et a considéré que, « de ces constatations et énonciations, la cour d’appel […] a, aux termes d’une motivation détaillée, pu en déduire que l’avocat ne pouvait prétendre à une indemnité, en l’absence d’abus de droit de la part du mandant ».
Le principe est donc, sur ce fondement, celui de la liberté de la rupture, sous la seule réserve de l’abus de droit.
La Cour de cassation juge en effet de longue date que « le [client] tient de l’article 2004 du code civil le droit de […] révoquer unilatéralement [le mandat], même s’il s’agit d’une convention à durée déterminée, sauf à [l’avocat] à prouver que son mandant a abusé du droit de révocation et lui a causé un préjudice dont il lui doit réparation » (Civ. 1re, 24 janv. 1995, n° 92-21.727).
Les applications de ce principe sont toutefois rares
Dans une toute première espèce, à notre connaissance, la cour d’appel de Bordeaux (15 janv. 2008, n° 07/000353) a été saisie d’une rupture avec effet immédiat d’une relation ancienne de vingt-quatre ans entre un client institutionnel et un avocat, alors que le flux de dossiers qui lui étaient confiés représentait 80 % du chiffre d’affaires de ce dernier. Du fait de la rupture, l’avocat avait été contraint de prendre une retraite anticipée, de résilier le bail de ses locaux et de licencier sa secrétaire pour motif économique. Tout en rappelant que le client est libre de révoquer le mandat, la cour de Bordeaux énonce qu’« en l’absence de faute imputée au mandataire, la révocation du mandat peut être abusive et ouvrir droit à réparation s’il y est procédé dans des conditions brutales et sans préavis ».
Compte tenu de l’absence de tout préavis, la cour a jugé que le client « a manqué à son obligation de bonne foi alors que, dans ce domaine particulier, et compte tenu de la longévité exceptionnelle des relations professionnelles entre les parties, un délai était indispensable à la prise de nouvelles dispositions par l’avocat dans l’intérêt de son cabinet ».
Pour déterminer le préjudice réparable, les magistrats bordelais ont considéré que « le caractère raisonnable du préavis doit s’apprécier en tenant compte de la durée, de la nature, de l’importance financière des relations antérieures et du temps nécessaire pour remédier à la désorganisation résultant de la rupture » et ils ont accordé à l’avocat une indemnité égale à la moyenne pondérée des bénéfices réalisés lors des deux années pleines antérieures à la rupture, sur une durée de dix-huit mois.
Dans une seconde espèce, plus récente, le tribunal de grande instance de Nanterre (12 avr. 2018, n° 16/13977, Dalloz actualité, 28 oct. 2018, obs. C.-S. Pinat ; RTD civ. 2019. 128, obs. P.-Y. Gautier ) a eu à juger de la rupture avec un préavis de quarante-huit heures d’une relation qui durait depuis sept années. Il a retenu qu’« aux termes de l’article 2004 du code civil, le mandant peut révoquer quand bon lui semble le mandat par lui donné, sauf à ne pas commettre un abus de droit », lequel peut notamment résulter des circonstances « intempestives » de la rupture.
Au vu du préavis de seulement quarante-huit heures que le client avait consenties à l’avocat, considérant que la rupture était « sans juste motif », et tout en soulignant que « la démonstration de la dépendance économique de la société d’avocats à l’égard de son mandant [est] indifférente pour caractériser la faute de celui-ci », le tribunal a caractérisé un abus dans la rupture immédiate qui a rendu « impossible toute possibilité pour la société d’avocats de se réorganiser ». L’avocat s’est vu accorder une indemnité égale à 90 % de son chiffre d’affaires mensuel.
Bien peu de certitudes
Le client est donc libre de mettre un terme au mandat qu’il a confié à son avocat, sous réserve de ne pas commettre un abus de droit ; voilà une certitude.
Pour le reste, le lecteur notera que la matière est loin d’être fixée. La notion d’abus de droit est elle-même bien variable, d’une espèce à l’autre. L’arrêt commenté peut apparaître, dans son appréciation globale de la situation, bien plus sévère que les autres décisions citées, notamment celle de la cour de Bordeaux ; la réparation du préjudice souffre d’écarts particulièrement importants : dix-huit mois de bénéfices dans un cas, 90 % du chiffre d’affaires sur un seul mois dans l’autre. Enfin, ces décisions sont contradictoires dans l’utilisation de la notion de dépendance économique.
La rareté de ce contentieux explique sans doute ces errements. On ne peut que conseiller, dans un tel contexte d’incertitude, de rédiger de façon minutieuse la lettre de mission et de contractualiser les conditions de la rupture. Mais encore faut-il que cela soit possible, dans une relation économique généralement déséquilibrée au profit du client, ce qui accentue encore le paradoxe, puisque, justement, c’est le rôle des dispositions d’ordre public de droit de la concurrence du code de commerce : rétablir l’équilibre, au besoin de façon contrainte, entre les partenaires.
Civ. 2e, 10 nov. 2021, F-B, n° 20-15.361